INTERVIEW – Réindustrialisation et économie sociale: «Il y a déjà une base solide», dit Innoviris.
Comment penser la réindustrialisation autrement, en intégrant pleinement les acteurs de l’économie sociale ? Nicolas Vautrin, responsable de l’équipe « Recherche industrielle et Innovation » chez Innoviris, partage sa vision et revient sur les priorités européennes, les opportunités pour Bruxelles et le rôle central du capital humain dans cette transformation. Une interview lucide et stimulante.
Qui es-tu, Nicolas, et Innoviris qu’est-ce que c’est?
Je suis Nicolas Vautrin, responsable d’une équipe qui soutient la recherche et l’innovation, pour tout type d’acteur économique à Bruxelles.
Quant à Innoviris, c’est l’organisme public qui finance et soutient la recherche et l’innovation à Bruxelles et, à sa création, était principalement orientée vers les Sciences et la Technologie. Nos financements ont toujours été ouverts à toutes et tous mais, auparavant, nous avions peu de demandes d’acteurs de l’économie sociale.
Il y a plus de 5 ans maintenant, nous avons donc mis sur pied des partenariats, notamment avec Coopcity, qui ont permis de nous rendre compte de deux freins: nos aides n’étaient pas forcément adaptées aux porteurs de projet en économie sociale et, aussi, nous étions face à des acteurs qui ne se sentaient pas légitimes ou pas dans une démarche technologique.
Depuis lors, Innoviris finance et soutient des acteurs d’économie sociale sur des projets d’innovation sociale, à travers plusieurs initiatives regroupées dans un nouveau parcours que nous avons créé: «Innovation sociale entrepreneuriale», dédié aux entreprises sociales et démocratiques. Aujourd’hui, on voit que ce nouvel axe a créé un flux naturel de projets d’économie sociale qui «passent les barrières» et s’insèrent dans nos programmes plus classiques, y compris technologiques. C’est notre idéal !
Que mettez-vous derrière le mot «réindustrialisation»?
Pour Innoviris[1], le premier élément qu’on met derrière le mot «industrialisation», c’est la production de biens. Mais derrière «industrialisation», il y a aussi des services qui ont l’objectif d’être diffusés, massivement, aux individus. Si je résume: c’est la production de biens et de services à l’échelle et de façon massive.
Ce n’est pas un retour au passé, mais une nouvelle manière de faire, intégrant les transitions écologique, sociale et numérique.
Quelles sont les priorités industrielles en Europe?
Le Rapport Draghi, paru il y a un an, donne les grandes orientations pour la réindustrialisation en Europe. Il traite des questions centrales comme la compétitivité de l’Europe par rapport au monde, le contexte géopolitique, la compétition avec les États-Unis, la Chine, etc.
Le message principal est clair: il faut réindustrialiser pour gagner en souveraineté, en indépendance stratégique, tout en menant les transitions écologique et numérique, et en conservant le modèle social européen. Ce sont les grands repères à suivre.
On voit d’ailleurs que les nouvelles politiques européennes mises en place aujourd’hui s’inspirent directement de ces conclusions. Bien qu’on parle ici à un niveau européen, on peut imaginer que cela va aussi impacter les régions et certainement aussi les financements.
Ces axes prioritaires sont donc :
- les technologies vertes[2] ;
- le numérique et ses infrastructures ;
- la santé, le pharma et la biotechnologie ;
- les matériaux critiques, intégrant une dimension de circularité ;
- la logistique et la mobilité durable ;
- la défense et le spatial.
Et un axe transversal qu’on peut appeler «le capital humain». Qui dit que, si on veut développer une industrie, il faut des personnes pour le faire et un contexte social stable. Cela recouvre la formation, la réinsertion, les infrastructures sociales, les inégalités territoriales…
Ces axes et l’axe transversal posent un cadre pour voir où sont les opportunités et cela permet de se projeter. L’axe «capital humain», considéré comme important, comme un prérequis, donne l’occasion aux acteurs de l’économie sociale d’être un élément clé dans sa réalisation. Notamment via les ETA (entreprises de travail adapté), pour délivrer de la main-d’œuvre de qualité, former etc. Pareil dans l’économie circulaire, où l’économie sociale est déjà active avec des acteurs comme Ressources. Mais également dans la santé ou encore dans le numérique. Tout cela s’inscrit dans ces dynamiques! Il y a donc un réel potentiel.
As-tu un exemple en économie sociale pour illustrer cela?
Je vais te donner l’exemple, dans les «technologies vertes», d’un projet d’économie circulaire: Permafungi. C’est une production de myco-matériaux (à base de champignons) qu’Innoviris suit depuis plusieurs années et qui, aujourd’hui, va lancer le plus grand site de production européen de myco-matériaux, à Bruxelles.
On a ici l’exemple parfait des priorités européennes: la circularité – ils utilisent du marc de café usagé, un matériau circulaire et biosourcé –, une production à l’échelle industrielle, et des objectifs sociaux en tant que coopérative à finalité sociale.
Et à Bruxelles, quels sont les défis ?
Il y a un défi supplémentaire pour les acteurs de la Région bruxelloise: Bruxelles est enclavée. Il n’y a pas d’extension géographique possible. Là où d’autres capitales peuvent s’étendre et créer des zones métropolitaines où s’implantent les industries en recherche de bâtiments, Bruxelles trouver ces espaces dans ses «murs». Et le prix du foncier ajoute à la difficulté.
Il y a donc un réel défi pour retenir les entreprises en développement sur le territoire bruxellois.
Que retiens-tu de l’événement de ce 3 juillet[3] sur la réindustrialisation ?
Le sentiment qu’au moins une partie des acteurs de l’économie sociale sont prêts. Et qu’une partie d’eux, comme les ETA, font déjà de la production, sont déjà sous-traitants d’entreprises industrielles… La question n’est déjà plus «comment faire monter l’économie sociale dans l’industrie?» parce qu’en fait, il y a déjà une base assez solide qui, naturellement, est déjà dans une logique industrielle.
Un conseil aux entrepreneurs de l’économie sociale?
J’ai envie de donner deux conseils:
- se sentir légitime à aller vers de la production ou de l’innovation, qu’elle soit sociale ou technologique ;
- tout en ne sous-estimant pas l’investissement de temps, d’argent, les barrières réglementaires ou de timing des partenariats, etc. Il faut tout bien préparer en amont, d’autant plus que les acteurs de l’économie sociale ajoutent l’enjeu de leur finalité sociale.
[1] La définition pour SAW-B est : L’industrialisation de l’économie sociale, c’est le passage de structures d’économie sociale à une échelle industrielle. Cela signifie développer ou créer par essaimage, des entreprises capables de produire massivement, que ce soient des biens ou des services, pour répondre aux besoins de plus (et plus, et plus encore!) de bénéficiaires. Bien sûr, tout en respectant les principes de gouvernance démocratique, d’utilité sociale et d’ancrage dans un territoire et son écosystème.
[2] Chez Innoviris, il existe une définition assez large des technologies vertes englobant : l’économie circulaire, les énergies renouvelables, l’alimentation et l’agriculture durable.
[3] Le 3 juillet 2025, SAW-B a organisé une matinée réunissant des acteurs de tout horizon (acteurs de l’économie sociale, responsables politiques, pouvoirs publics, chercheurs…) pour définir le rôle à jouer par l’économie sociale dans la relance industrielle, en faire un diagnostic et comprendre les freins et leviers. Une étape nécessaire qui, on l’espère, sera le point de départ d’une logique de réindustrialisation sociale et éthique. Lien de présentation de l’événement : https://saw-b.be/2025/05/22/evenement-2025-industrialisation-economie-sociale/
Partagez :



