INTERVIEW CROISEE – Salomé Saqué et Jean-François Herz: Résister à l’extrême droitisation.
Le 3 décembre, nous avons profité de la venue de Salomé Saqué à un événement co-organisé le soir même avec l’Eden et PAC-Charleroi, pour réunir Salomé Saqué et Jean-François Herz dans une conversation sans détour: montée de l’extrême droite, désinformation, rôle des contre-pouvoirs, mais aussi récits mobilisateurs et victoires concrètes dans l’Economie sociale et solidaire ou dans les médias. Une rencontre essentielle pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui… et comment agir.
Entretien croisé entre Jean‑François Herz (co‑pilote de SAW‑B) et Salomé Saqué (journaliste chez Blast) par Hugues De Bolster.
Bio de Salomé Saqué
Salomé Saqué est une journaliste et autrice de deux livres: « Sois jeune et tais-toi»et «Résister» aux éditions Payot. Elle a débuté sa carrière de journaliste au Monde Diplomatique et a intégré la chaîne de télévision France 24 en 2017 dans laquelle elle restera quatre ans. Elle se fait remarquer en 2018 pour sa couverture du mouvement des gilets jaunes et des violences policières dont sont victimes certains manifestants. Elle rejoint le média en ligne Blast (dans lequel elle officie toujours) en 2021 en tant que directrice du pôle Economie. Elle y réalise des chroniques économiques, tout en menant de longs entretiens avec des chercheurs et universitaires sur divers sujets de société. Son premier livre, qui expose les difficultés auxquelles font face les jeunes français, est publié en mars 2023 et devient rapidement un best-seller. À l’été 2024, elle est embauchée par France Culture pour produire une série d’émissions sur l’indignation[1]. Elle consacre son deuxième ouvrage à l’extrême droite française, dans un essai intitulé «Résister» publié fin 2024 et vendu à plus de 350 000 exemplaires. Très active sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram, elle cumule plus de 800 000 abonnés tous réseaux confondus.
Bio de Jean-François Herz
Jean-François est copilote de SAW-B depuis 2019 (l’autre copilote étant Quentin Mortier). Après avoir étudié en école de commerce à Bruxelles, il travaille au sein de SAW-B depuis 2011. Après une carrière comme consultant en entreprise, il a ensuite coordonné plusieurs associations dans les domaines de l’action sociale et de la formation.
Aujourd’hui, il continue de garder un lien fort avec le terrain. A côté de sa fonction de direction, il accompagne des porteurs de projets et des entrepreneurs sociaux aussi bien pour ce qui concerne les aspects stratégiques, opérationnels, financiers, juridiques et de gouvernance. Il est également membre de différents Organes d’Administration que ce soit à titre personnel ou dans le cadre de ses fonctions dans la même perspective : être aussi utile que possible aux entreprises d’Economie sociale et solidaire (ESS).
Comprendre le phénomène et affirmer ses positions
Hugues – Beaucoup de personnes sont indignées par les politiques actuelles et se tournent vers l’extrême droite qui «résoudraient tous leurs problèmes puisque les partis traditionnels n’apportent pas ou plus de solution, pour essayer autre chose…». Comment expliquer ce mélange de désespoir et de cynisme?
Salomé Saqué — Ah, c’est un sujet très complexe cette question du vote d’extrême droite, c’est multifactoriel. Moi, je m’attarde avant tout sur l’aspect désinformation car elle y joue un rôle clé. On évolue en post‑vérité: des récits faux deviennent le moteur de l’indignation. Or, il s’agit d’une stratégie très claire de l’extrême-droite ou de tout pouvoir autocratique, autoritaire pour se déployer dans une démocratie. Il leur faut un terrain de désinformation. Il leur faut occuper tout l’espace médiatique par leurs sujets: les migrants et le grand remplacement, les pauvres profiteurs du système, etc. Or, toutes ses thèses sont fausses. Je ne crois pas qu’on puisse avoir de gouvernement d’extrême droite sans désinformation. Avant d’être «contre», vérifions d’où vient notre indignation.
Et puis, le succès de l’extrême droite est aussi le symptôme d’une crise plus profonde. Pour émerger, il faut que le système économique génère des inégalités, de la misère, de la détresse, de la frustration. En temps de crise, le réflexe du bouc émissaire fonctionne tellement bien! C’est pour ça qu’on ne peut pas juste regarder les partis d’extrême droite mais qu’on doit aussi analyser le contexte dans lequel ils prospèrent.
Hugues – Jean-François, on voit aujourd’hui en Belgique, surtout en Belgique francophone, que des contre-pouvoirs[2] essentiels sont fragilisés sous prétexte de restrictions budgétaires: éducation permanente, culture, lutte contre les inégalités… Et pourtant, beaucoup d’acteurs de l’Economie sociale et solidaire (ESS) restent silencieux ou indifférents au nom d’une prétendue neutralité. Comment se faire entendre quand certains «ne veulent pas voir» ce glissement?
Jean‑François Herz – D’abord, gardons en tête que ces bascules sont progressives. On s’habitue à des «petits signaux», à une dégradation lente. Pourtant une fois que les contre‑pouvoirs sont fragilisés, même avec un changement de politique et à un retour à des politiques progressistes, reconstruire des espaces démocratiques et des espaces de débats est lent et difficile. Ce qui rend la résistance encore plus obligatoire!
Ensuite, aujourd’hui, le mot «militant» fait peur. Beaucoup d’acteurs de l’ESS restent dans une posture d’adaptation, pas de transformation car ils ne voient pas l’ESS comme un projet politique, comme une proposition d’organiser l’économie et la société d’une manière radicalement différente. Pourtant, les signaux sont là : attaques symboliques contre des institutions, projets qui affaiblissent la justice ou la vie associative… On ne peut plus dire «attendons de voir». Alors, j’ai envie de leur dire: «C‘est quand, à quel moment qu’on commence à prendre conscience, à s’indigner, à manifester, à résister?»!
Salomé – J’aimerais rebondir là-dessus car il y a là, une idée que j’essaie vraiment de combattre! Dans l’imaginaire collectif, parce que nous avons grandi dans des démocraties (certes imparfaites mais fonctionnelles globalement en Europe), et parce que nous n’avons pas connu autre chose pour la plupart des générations, on se représente l’arrivée des régimes autoritaires ou fascistes comme une bascule dans l’histoire. On a cette image du coup d’Etat et on oublie que, la plupart du temps, des processus de fascisation ont été construits et que les régimes fascistes ont préparé leur arrivée au pouvoir. On oublie qu’ils n’arrivent quasiment jamais au pouvoir du jour au lendemain.
Hugues – Jean-François, que réponds-tu aux organisations de l’ESS qui affirment que la prise de position politique «mettrait leur modèle en danger»?
Jean-François – Pour poursuivre sur le processus d’indignation, il est clair que la peur de perdre un subside, voire un agrément, peut empêcher des acteurs de l’ESS de prendre position. Moi, je pense que l’on peut s’exprimer librement mais tout est question de timing et de cible. J’évite le frontal ad hominem. J’attaque des (programmes) politiques, pas des personnes. Et puis il y a des situations où je me demande si c’est le bon moment. Est-ce que je n’attendrais pas le mois prochain pour faire cette sortie, pour écrire un édito, pour co-signer une carte blanche…? Mais je refuse que notre indignation se noie dans la peur de perdre des subsides. Être prudent ne veut pas dire être silencieux. On le voit bien dans nos éditos, dans nos études et analyses, dans «les Chantiers de l’économie sociale», on ne s’est jamais interdit de dire et de faire quoi que ce soit et ça on va le poursuivre! Notre rôle est d’afficher les positions de l’ESS, d’aiguiser l’esprit critique du plus grand nombre au sein et en-dehors de l’ESS.
Notre crédibilité vient aussi du fait que nous créons des projets, de l’activité, des emplois (25 emplois créés via nos propres projets de terrain ces dernières années. À ceux-ci s’ajoute la création d’emplois indirects par les structures que nous avons soutenues avec l’Agence-conseil). Et donc, nous râlons, nous revendiquons, mais nous agissons sur le terrain.
Dépasser le cercle des convaincus nécessite de produire des récits désirables.
Hugues – Comment toucher celles et ceux qui ne partagent pas nos codes, nos analyses?
Salomé – Dans «Résister», je donne plein de petits outils pour essayer d’avoir un dialogue avec quelqu’un avec qui on est en désaccord. Car le désaccord et le dialogue autour de ce désaccord sont le fondement même d’une société qui vit, qui échange, le fondement même de la démocratie. Et, je suis convaincue qu’on peut démontrer par la preuve les contradictions de ces partis extrémistes qui prétendent aider tous les «français». Les exemples de malversation dans les Communes où le RN est au pouvoir[3], les votes au parlement, comme dernièrement avec la taxe Zucman, qui – oh surprise! – démontrent que ces partis ne défendent pas ceux qu’ils prétendent défendre, les classes moyennes et populaires.
Aussi il faut d’abord se former et s’informer soi‑même: des faits précis, des sources fiables. Ensuite, ne pas lâcher le dialogue: famille, ami·es, collègues… Restons factuels avec les sceptiques. Regardons ce qui est fait là où l’extrême droite gouverne: écart entre promesses et réalités, effets sur le pouvoir d’achat, la qualité des services, la gouvernance… Ensuite, parlons politique tant qu’on peut! et sans mépris. Sur les réseaux, partageons nos sources, sortons de notre bulle. Enfin, renforçons les liens sociaux: s’engager dans une asso, ce n’est pas “faire de la politique” au sens partisan – c’est résister à l’isolement qui nourrit les rhétoriques autoritaires.
Jean-François – Je rejoins complètement Salomé et j’ajouterai aussi combien on manque de récits désirables. Ni la gauche, ni l’économie sociale n’ont de récits, n’ont de propositions fortes aujourd’hui. Il n’y a pas de promesses, il n’y a pas de rêve. On ne nous entend pas parler de l’économie sociale en tant que projet de société. Et, on nous demande souvent ce que nous voulons, en quoi l’ESS est-elle transformatrice? Et, même quand on construit des récits, quand on en raconte, ils parlent surtout à des profils similaires aux nôtres. On a encore plus de mal à construire des récits qui prennent en compte les diversités sociales, culturelles, économiques, etc.
Enfin, pour démultiplier l’impact, il nous est nécessaire de tisser des alliances: syndicats, monde académique, autres associations et acteurs de l’ESS de secteurs variés – et surtout partons du local. On expérimente sur un territoire, on fait système à l’échelle méso, puis on monte au macro. C’est concret, lisible, inclusif.
Salomé – Oui, c’est évident que nous manquons de narratifs qui séduisent mais il existe néanmoins des propositions alternatives. Des modèles économiques – voyez la taxe Zucman – ou des propositions concrètes et locales comme la Sécurité Sociale de l’Alimentation ou les Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée. Je ne juge pas de la qualité de ces idées mais je trouve intéressant qu’elles existent dans le débat public. Et, en tant que journalistes, on essaye de les mettre en lumière, de leur donner de la voix, du retentissement.
Des victoires qui comptent !
Hugues – Puisque nous manquons de récits, pourriez-vous nous partager vos petites ou grandes victoires qui pourront soutenir nos actions, nos motivations, nos combats?
Salomé – Pour moi, c’est le fait que les médias indépendants ont de plus en plus de d’audience, qu’ils sont de plus en plus financés par leur public et que ça n’arrête pas d’augmenter. Voyez Médiapart, Blast, et d’autres. Et, cela c’est une fameuse victoire d’avoir réussi à émerger et à se développer dans un écosystème qui n’était pas du tout prévu pour ça, dans un champ médiatique français dominé par des intérêts privés. Ce n’est pas simple mais ça existe! Et ça existe grâce aux gens, ce qui montre bien l’importance et l’envie de médias fiables et critiques.
De plus, il y a une coopération aussi qui s’organise entre médias indépendants notamment avec Coop-Médias[4]. A terme, on espère que cela nous renforcera encore, nous permettra de sortir encore plus d’articles, de reportages sous différentes formes, de produire plus de données, etc.
Jean-François – Ce qui me frappe, c’est la résilience et la créativité démocratique de l’économie sociale. Prenez les Maisons Médicales et son système de forfait qui garantit l’accès aux soins pour tous: elles fonctionnent en autogestion en impliquant les équipes dans la prise de décision collective. Même logique dans les cinémas coopératifs comme les Grignoux: des lieux culturels qui tiennent bon depuis des décennies grâce à une gouvernance participative. Ce modèle de gouvernance horizontale – pas forcément d’autogestion – implique des responsabilités partagées, des décisions prises en commun. C’est exigeant, mais ça fonctionne – et ça prouve qu’on peut produire, décider et innover sans hiérarchie totalement verticale. J’ai pris ces deux exemples mais il existe plein de coopératives et d’associations qui osent un autre type de fonctionnement.
Ces exemples montrent que l’ESS ce n’est pas seulement une manière de produire: c’est un laboratoire démocratique. Chaque projet qui pratique la gouvernance participative est une école de démocratie où chacun apprend à débattre, arbitrer, construire ensemble. Et, dans l’espace public cela renforce la capacité des citoyen·nes à penser, agir et décider ensemble – exactement ce dont nos sociétés ont besoin pour résister à la tentation autoritaire! L’ESS, quand elle applique ses principes, est une véritable boussole démocratique!
[1] Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-comment-s-indigner-avec-salome-saque
[2] Un contre-pouvoir, c’est une force qui empêche qu’un seul groupe ou une seule personne ait trop de pouvoir. Concrètement, ce sont des acteurs qui surveillent, questionnent ou corrigent les décisions des autorités : médias, justice, syndicats, associations citoyennes, monde culturel, organisations de défense des droits… Ils permettent d’éviter les abus, de protéger les libertés et de maintenir un équilibre dans une démocratie. Sans eux, le pouvoir peut dériver, se fermer à la critique et devenir autoritaire.
[3] A ce propos de Salomé Saqué, je vous donne en exemple la récente démission de David Rachline, Maire de Fréjus, de son poste de vice-président du RN. Il est visé par une enquête pour favoritisme et attend son jugement en janvier dans une affaire de prise illégale d’intérêts. Voir : Cerné par les affaires, David Rachline démissionne de la vice-présidence du RN | Mediapart. On peut aussi penser à la condamnation de la présidente du RN elle-même, Marine Le Pen, et de huit autres eurodéputés RN pour détournement de fonds publics.
[4] Coop-médias est une Société Coopérative d’Intérêt Collectif ( SCIC ) qui mobilise les citoyen.nes, les organisations et les médias indépendants pour rassembler des fonds et permettre de financer, promouvoir et défendre l’indépendance de l’information.
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