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Edito – L’économie sociale s’embourgeoise-t-elle ?

Edito

« La gentrification, mot issu de l’anglais gentrification — en français québécois embourgeoisement […] — désigne « les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents »[1]. On a l’habitude d’entendre ce mot pour parler de la ville et de ses mutations, mais il pourrait s’adapter à d’autres aspects de la vie, y compris à l’économie sociale.

 

Dans notre précédent édito, nous évoquions la genèse de l’économie sociale, bâtie par et pour les ouvriers, en collectif, afin de répondre à leurs besoins sociaux. Elle venait aussi contrer cette charité qui rendait dépendant au bon vouloir des plus riches. Les mouvements ouvriers ont créé des associations, des coopératives, des mutuelles, terreau fertile d’une économie sociale toujours ardente aujourd’hui, bien que ses formes évoluent.

 

Une gentrification qui prend des formes diverses : homogénéité des cadres des entreprises sociales et des consommateurs, communication peu abordable, uniformité dans les nouveaux services… Et les dangers qui y font face : déconnexion avec les destinataires originels, embourgeoisement des modes de consommation, exclusion ou désertion de certaines populations, économie de service plutôt qu’économie au service… Les cadres du secteur, dont je fais partie, sont diplômés, issus parfois ou régulièrement de milieux privilégiés (majoritairement blanc, aussi). Ils sont conscients des conséquences de leur consommation et adoptent des comportements plus vertueux  privilégiant les circuits-courts, les réparations, le tri, la seconde main et fuyant la consommation de masse. Ils ont des loisirs respectueux de l’environnement et plus lents, proches de leurs lieux de vie. Ces cadres, leur entourage, leurs semblables, deviennent les cibles privilégiées des services et de la communication de nombre d’entreprises sociales. Les populations moins aisées sont, elles, derrière les fourneaux, derrière les productions. Elles sont aussi celles qui vont bénéficier du trop qui restera ou de la générosité d’autres : du café suspendu, de l’argent récolté en vendant des biens et services, des invendus, du don, du bénévolat… Les risques existent d’une économie sociale à deux vitesses, d’une gentrification qui repousserait certaines populations, pourtant au cœur de la démarche de l’économie sociale.

 

Cette situation n’est pas exclusive à l’économie sociale ni même à la Belgique. Dans un article de mars 2018 sur le site de Slate[2], Jean-Laurent Cassely propose des extraits du livre de la sociologue américaine Elizabeth Currid-Halkett (The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class). Elle évoque dans cet ouvrage l’évolution des modes de consommation de la classe « aisée ». L’ostentatoire des objets de consommation serait remplacé par l’ostentatoire des modes de production des biens. En d’autres termes, la manière dont les biens et services sont produits compterait davantage et serait le nouveau marqueur de différence entre les classes sociales. Qu’il s’agisse de l’origine du produit (locale ou de provenance lointaine et permettant à une famille de paysans de vivre dignement), de ses modes de production et d’extraction (bio, artisanal, respectueux de l’environnement, conformes aux traditions, etc.), « cette transparence n’ajoute pas seulement de la valeur à beaucoup de biens culturels – elle est la valeur« .

 

La sociologue ajoute : « Notre manière d’éduquer nos enfants, notre patrimoine culturel, nos choix d’alimentation deviennent des choix moraux […]. La société fronce les sourcils en direction de ceux qui prennent de moins bonnes décisions dans ces domaines, ignorant obstinément que beaucoup de ces décisions, sur lesquelles pèsent un voile de moralité, sont des conséquences pratiques et réalistes d’une position socioéconomique. »

 

Le livre de Currid-Halkett se base sur des données américaines mais son propos fait écho à des choses que nous voyons et entendons ou pour lesquelles nous concourrons parfois individuellement ou collectivement. Est-ce que cette évolution est inéluctable ? Nous ne le pensons pas, sinon, nous n’en parlerions pas. Mais notre vigilance doit être permanente, elle doit même s’accroître et se renforcer au risque de voir nos valeurs se fracasser sur l’autel d’un développement que nous n’aurions pas anticipé. A nous de faire preuve d’humilité dans ce que nous croyons connaître, de rester critiques sur nos manières de faire, d’interroger nos attitudes, notre vocabulaire, nos pratiques, d’être scrupuleux sur la place et le rôle des populations fragilisées comme actrices de l’économie sociale (et pas seulement comme bénéficiaires).

 

Joanne Clotuche

 

[1] Wikipédia 10 mai 2021
[2] http://www.slate.fr/story/158947/consommation-sociologie-classe-ambitieuse-culture-inegalites-sociales consulté le 10 mai 2021

©Photo by Bernard Hermant on Unsplash

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