INTERVIEW – L’essaimage dans l’économie sociale : un levier sous-exploité.

L’essaimage, un mot qui revient régulièrement dans l’économie sociale, en particulier chez les accompagnateurs de projet. Mais personne n’a véritablement pris l’initiative de le mettre en œuvre de manière structurée. Chez SAW-B, nous avons décidé de franchir le pas par l’intermédiaire de François et Jérôme, deux collègues dont l’objectif est de favoriser au mieux l’essaimage des entreprises d’économie sociale et solidaire.
François, Jérôme, de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’essaimage?
L’essaimage, c’est accompagner un projet – bien sûr, répondant à un besoin social – à se diffuser pour créer un projet similaire soit sur de nouveaux territoires, soit sur un même territoire mais en l’adaptant à de nouveaux bénéficiaires. On ne parle pas de n’importe quel projet! Il faut que celui-ci ait fait ses preuves: avoir une évaluation positive de son impact social et avoir démontré sa viabilité économique.
Nous identifions deux manières de faire de l’essaimage:
- Soit l’identification d ‘un besoin social sur un territoire, pour lequel nous cherchons une initiative déjà existante, en Belgique ou à l’étranger, qui y répond déjà. On pourra ensuite étudier et accompagner son implantation sur le nouveau territoire (diagnostic, prospection, mise en réseau, accompagnement à la création et au déploiement).
- Soit partir d’un projet connu, qui fonctionne, qui a fait ses preuves et avec l’entreprise, nous réfléchissons à son extension géographique: repérer le territoire (parfois le même! mais pour d’autres bénéficiaires) qui pourrait accueillir ce projet, chercher des partenariats, identifier des porteurs et, enfin, adapter le projet au contexte.
Nos voisins français, qui sont plus avancés sur ces dispositifs, appellent cela souvent «l’implantation territoriale».
Pourquoi essaimer des entreprises d’ES est-il devenu une nécessité?
Tout d’abord, parce que nous manquons, à notre sens, de ce que nous appelons des projets emblématiques. C’est-à-dire des projets qui, au-delà de leur impact social et de leur solidité financière, apportent des réponses innovantes à des besoins sociaux, ont atteint une certaine taille et dont le potentiel de développement est important. Et lorsqu’un projet fonctionne bien à Liège, à Gand ou à Lons-le-Saulnier, pourquoi ne marcherait-il pas à Charleroi, à Bruxelles ou à Libramont ?
Ensuite, parce que de nombreux besoins sociaux restent sans réponse, notamment dans un contexte où l’Etat se désengage progressivement de certaines de ses missions. Chez SAW-B, notre objectif est toujours de faire grandir l’économie sociale, de faire bouger les lignes et de multiplier les entreprises et initiatives d’économie sociale.
Enfin, parce qu’on parle beaucoup, mais vraiment beaucoup, de changement d’échelle. L’essaimage est une manière de changer d’échelle. Il permet d’augmenter l’impact social global, d’étendre et d’intensifier les réponses aux besoins sociaux rencontrés. Changer d’échelle, ne doit pas seulement dire «augmenter son chiffre d’affaires». Rappelons que, dans l’économie sociale, la croissance économique n’est qu’un moyen au service de sa finalité sociale. Aussi, dupliquer, répliquer son modèle sur un autre territoire est une autre façon de changer d’échelle.
« Enjoué », un exemple d’essaimage rencontré à Lyon…
Enjoué est une Entreprise à But d’Emploi implantée à Villeurbanne, dans la banlieue Lyonnaise, qui vise à donner une seconde vie aux jouets, tout en favorisant l’insertion socio-professionnelle. Elle collecte, trie, nettoie et revalorise des jouets pour les proposer à la vente à prix solidaires. Ce projet a vu le jour grâce à un partenariat d’essaimage avec Rejoué (Paris), association pionnière dans ce domaine, qui a accompagné la mise en place d’Enjoué en partageant son expertise, ses outils et son savoir-faire.
Un enjeu stratégique face aux limites du modèle actuel.
D’autres constats s’imposent. Le taux d’échec dans le lancement de projets, que ce soit dans l’économie sociale ou dans l’entrepreneuriat classique, est important. C’est indéniable et cela fait l’objet de discussions aux niveaux politiques ou d’organismes parapublics d’accompagnement. Les accompagnateurs et conseillers d’entreprises observent qu’il y a, d’une part, un manque de gestionnaires d’entreprises, capables d’appréhender les dimensions financières, comptables, juridiques et administratives d’un projet entrepreneurial. Et, d’autre part, un manque de projets d’économie sociale, d’envergure.
Y a-t-il des entreprises prêtes à essaimer?
Oui, il existe de nombreux projets et entreprises d’économie sociale innovants en Wallonie, à Bruxelles, mais aussi ailleurs. Certains sont mûrs (ils ont fait leur preuve au niveau de leur impact social ou de leur robustesse) pour être essaimés, s’implanter sur de nouveaux territoires, et permettre la création d’entreprises et d’emplois. Si on regarde au-delà de l’économie sociale, des entreprises classiques qui répondent à des besoins sociaux, à la condition d’intégrer l’économie sociale, pourraient aussi être essaimées avec notre appui.
Mais alors, pourquoi ces entreprises ne le font-elles pas?
La difficulté de trouver des porteurs adéquats est souvent évoquée, tout comme les contraintes de financement au départ du projet. Ou parfois, les entreprises n’ont pas conscience de leur potentiel d’essaimage ou ne savent pas comment s’y prendre méthodologiquement. Force est de constater que ces entreprises n’essaiment pas spontanément (quelques rares exceptions existent comme Urbike). Et, à ce jour, il n’existe aucune structure de soutien spécifique à l’essaimage des entreprises sociales, en Belgique, contrairement à la France, où des structures comme Ronalpia en région lyonnaise accompagnent ces dynamiques.
Ce que propose SAW-B: créer un écosystème d’implantation territoriale.
Notre proposition: mettre en place un écosystème d’aide à l’implantation à Bruxelles et en Wallonie. C’est-à-dire tout d’abord établir, en réseau, un diagnostic territorial dans les chaines de valeur des filières[1], ainsi qu’une cartographie des acteurs, afin d’identifier ce qu’il manque. Cela peut se faire sur des territoires préalablement prédéfinis ou sur des filières spécifiques.
Ensuite, réaliser le cadastre des entreprises sociales innovantes au niveau national et chez nos voisins qui ont le potentiel de répondre aux besoins non-couverts sur les territoires…
Enfin, nous travaillons déjà à développer une méthodologie de sélection des projets et d’accompagnement à l’implantation territoriale, avec les outils nécessaires pour en assurer la réussite. Pour le moment, nous fonctionnons sur fonds propres.
Où en sommes-nous aujourd’hui?
Nous recherchons des financements pour la partie diagnostic territorial et de cadastre. Quant à la méthodologie, nous l’expérimentons déjà dans le cadre de nos missions d’accompagnement. Nous avons aussi rencontré Ronalpia à Lyon, une organisation soeur qui nous soutient dans nos démarches et avec laquelle nous travaillons à la construction d’un partenariat pour faciliter l’essaimage transnational. Et lors de notre visite en région lyonnaise, nous avons rencontré plusieurs initiatives qui ont essaimé ou ont été essaimées.
Le mot de la fin.
L’essaimage est un enjeu clé pour le futur de notre économie. Il permet de répondre à des besoins sociaux non couverts, de créer des emplois durables, de revitaliser des territoires en créant de l’activité économique, de favoriser les circuits-courts dans un maximum de secteurs, de renforcer la robustesse des entreprises wallonnes et bruxelloises… C’est aussi un pas vers notre souveraineté économique.
[1] Une chaine de valeurs de filière : Une chaîne de valeurs d’une filière (parfois appelée chaîne de valeur sectorielle ou filière de valeur) désigne l’ensemble des étapes successives par lesquelles un produit ou un service passe, depuis sa conception jusqu’à sa consommation finale, en ajoutant de la valeur à chaque étape. Chaque filière (par exemple : filière agricole, filière automobile, filière bois, etc.) est composée d’acteurs économiques qui interviennent à différents niveaux. La chaîne de valeurs décrit donc qui fait quoi, quand, comment, et avec quelle valeur ajoutée.
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