INTERVIEW – Syndicats et économie sociale: remparts face aux dérives économiques et sociales actuelles?

Luca Ciccia, Interview sur les syndicats et l'ES

Les syndicats jouent un rôle essentiel de contre-pouvoir face aux transformations économiques et sociales, bien au-delà de l’image réductrice «d’agitateur» qui leur est parfois attribuée. Défense des droits sociaux, mobilisation contre des choix politiques contestés: leur action s’étend bien au-delà des grèves et manifestations. Dans un contexte où la précarisation du travail s’intensifie et où le dialogue social est fragilisé, ils restent un rempart face aux dérives de la marchandisation du monde à l’instar de l’économie sociale et de ses acteurs. Pour mieux comprendre ces enjeux, nous avons rencontré Luca Ciccia, engagé à la CSC depuis plus de 20 ans, coordinateur de leur service d’étude francophone et wallon sur la transition juste.

 

Les syndicats, un contre-pouvoir pas uniquement dans l’opposition mais aussi dans la concertation.

Les syndicats jouent un rôle de contre-pouvoir fondamental dans notre société. Il se concrétise à plusieurs niveaux. D’abord, via les délégations syndicales au sein des entreprises, où ils défendent les conditions de travail et les droits sociaux des employés. « Cette présence quotidienne permet de garantir des acquis sociaux que beaucoup considèrent comme évidents, sans toujours percevoir l’ampleur des négociations et les combats nécessaires pour les préserver » souligne Luca Ciccia. Ces délégations sont les porte-paroles des travailleurs et travailleuses.  Ensuite, l’action s’étend au niveau interprofessionnel : la défense ne se joue pas uniquement sur des intérêts sectoriels, mais aussi sur une vision globale auprès des pouvoirs publics et des fédérations patronales. Les syndicats siègent dans diverses instances publiques où leur rôle est d’assurer le respect des droits sociaux et économiques, en veillant aux conditions de mise en œuvre des politiques publiques. Cette dimension est essentielle : les pouvoirs publics ont l’obligation de consulter les partenaires sociaux, dont les syndicats, avant d’adopter certaines décisions.

En tant que contre-pouvoir, les syndicats assument également une position politique dans le sens où ils analysent et comparent les programmes des partis afin d’éclairer les affiliés sur les choix qui s’offrent à eux. Il peut y avoir des divergences de vue à ce propos entre certains syndicats. D’aucuns sont en effet plus enclins à dicter un choix politique à leurs membres que d’autres. Sur le terrain de l’action, les moyens des syndicats ne se limitent pas aux manifestations ou aux grèves. «Ils produisent des analyses, ils diffusent de l’information et ils mènent également un travail d’éducation permanente pour sensibiliser aux enjeux économiques et sociaux» insiste Luca Ciccia.

 

Une situation politique qui appelle à plus d’engagement.

Les accords politiques à la suite des élections et en particulier l’accord de l’Arizona, loin d’être une surprise, illustrent une vision de gestion économique et sociale qui va clairement à l’encontre des citoyens.  Face à ces mesures annoncées, les syndicats ont prévu une série d’actions pour les mois à venir. Présentées comme des «choix de bonne gestion», les propositions faites par le Gouvernement Arizona témoignent d’un paradoxe. «On coupe dans le budget des politiques sociales sous couvert de l’argument d’une gestion financière raisonnée tout en investissant par ailleurs dans d’autres domaines. Il n’y a rien de neuf dans cette politique qui ne fait que poursuivre des logiques d’adaptation forcée à l’économie de marché» rappelle Luca. Si le gouvernement poursuit sa politique affichée, les conséquences seront désastreuses. Aucun investissement n’est prévu sur les questions de transition, les décisions en matière de migration prennent une tournure ouvertement hostile envers les étrangers, la précarisation des travailleurs va s’intensifier en particulier pour les femmes etc.

Tout ceci n’a rien de surprenant mais reste profondément révoltant tant la lame de fond est présente depuis 40 ans. Depuis les années 1980, le néolibéralisme attaque en effet les acquis sociaux mais la Belgique résiste, notamment grâce aux mécanismes de protection de la sécurité sociale. Une cohésion est toujours bien présente mais elle s’érode…

 

Des acquis sociaux détricotés et des syndicats stigmatisés.

Dans ce contexte, la grève reste la voie ultime pour faire entendre la voix des travailleuses et travailleurs. La manifestation du 13 février 2025 a démontré un large mécontentement puisque des corps de métier comme les militaires ont rejoint le mouvement. Reste à voir si la mobilisation du 31 mars prochain recevra le même soutien.

Selon Luca Ciccia, «la force de mobilisation démontre l’importance du dialogue démocratique alors que nous assistons à son érosion. » La participation des corps intermédiaires, comme les syndicats, est de plus en plus remise en cause. L’attitude de certains politiques va jusqu’à criminaliser les syndicats. Luca Ciccia cible ici un revirement démocratique majeur : « Maintenant, on vote et puis on doit se taire. Alors qu’il y a des corps intermédiaires pour exprimer l’après vote. Le dialogue social continue après le vote et la mise en place d’un gouvernement. Et c’est la même chose en entreprise, le chef n’a pas réponse à tout.»

 

Des liens historiques avec l’économie sociale comme force d’action?

De par son histoire et ses valeurs, l’économie sociale démontre son caractère profondément politique et ses convergences avec le mouvement syndical. Face à la brutalité des politiques actuelles, elle devient encore plus nécessaire en tant qu’alternative économique viable.

Il existe néanmoins des divergences de points de vue entre le monde syndical et l’économie sociale comme l’exprime Luca Ciccia: «Si nous partageons certaines aspirations, nous restons vigilants sur les risques de récupération par des logiques purement marchandes. L’économie sociale souffre d’un manque de clarté et court parfois le danger du greenwashing ou du socialwashing. Elle est souvent cantonnée à des logiques d’insertion précaire, où les contrats sont de courte durée et les conditions de travail fragiles. Il manque aujourd’hui une véritable force d’acteurs économiques structurés au sein de l’économie sociale.» Ceci déforce finalement son message politique et son image. Certains patrons pensent que l’économie sociale doit avant tout servir à intégrer les personnes éloignées de l’emploi, sans nécessairement remettre en question les fondements de l’économie de marché. «Et c’est ce que le gouvernement Arizona confirme avec son idée d’intégrer des personnes en maladie de longue durée au sein d’entreprises de travail adapté. Au-delà du cynisme envers l’économie sociale, c’est une proposition très choquante envoyée à ces personnes et aux personnes porteuses d’un handicap» ajoute Luca.

Pour conjuguer ces différences et renforcer nos actions, nous devons continuer à défendre une économie qui place les travailleurs au centre, en résistant aux dérives d’un marché toujours plus financiarisé. Il est urgent de repenser nos stratégies de mobilisation, d’impliquer davantage de citoyens et d’acteurs de terrain, et de construire une alternative économique qui ne se limite pas à la gestion de la précarité, mais qui propose une véritable transformation sociale et politique.

 

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