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Edito – La honte, moteur des possibles.

Edito#33

«Je hais le nouvel an» est le titre d’un texte magnifique de Antonio Gramsci. « Ainsi la date devient un obstacle, un parapet qui empêche de voir que l’histoire continue de se dérouler avec la même ligne fondamentale et inchangée, sans arrêts brusques, comme lorsqu’au cinéma la pellicule se déchire et laisse place à un intervalle de lumière éblouissante. Voilà pourquoi je déteste le nouvel an. »

En cette période de transition, gardons à l’esprit que l’histoire persiste, que les derniers jours de 2023 ne sont pas une fin, mais le début d’une narration encore en cours. Que nos actions ne soient pas une épitaphe, mais le préambule de récits qui définiront notre époque. Lorsque l’indignation envahit notre être face aux horreurs du monde, rappelons-nous que ce « nous » englobe chacun·e et que notre responsabilité commune ne peut être ignorée.

 

La somme de l’utilité de tous les humains de tous les temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui.
Milan Kundera

 

Les tragédies qui touchent le monde, du Moyen-Orient à notre propre continent, demandent notre regard lucide. Devant l’injustice qui s’étale, interrogeons-nous sur notre complicité, sur nos silences. La honte coule au coin de nos yeux et l’indignation perle sur nos lèvres quand l’actualité brûle, emporte avec elle des morceaux de notre dignité et marque du sceau de l’infamie l’Europe et l’Occident et, à travers eux, chacun·e d’entre nous. Il est trop simple de faire porter le poids de ces choix à quelques politiques retranchés dans une tour d’ivoire quand, nous-mêmes, restons au balcon à regarder les combats essentiels de nos aïeux se fracasser sur les intérêts individuels, le conservatisme et le nationalisme.

 

Aux horreurs du 7 octobre perpétrées en Israël par un Hamas ayant perdu toute humanité succède une horreur encore plus indicible visant indistinctement hommes, femmes et enfants parfois retranchés dans les hôpitaux. Les journalistes et le personnel de l’ONU n’échappent pas à la déferlante de bombes lancées par Israël. Privé d’accès aux soins, à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, le peuple palestinien meurt sous nos yeux.

Intention génocidaire ou non? Il appartient à la justice internationale, justement saisie par l’Afrique du Sud, de le déterminer. Mais elle doit pouvoir le faire avant qu’il ne soit trop tard et qu’il ne reste du peuple palestinien que sa diaspora éparpillée depuis plusieurs dizaines d’années dans l’indifférence presque générale. Sommes-nous prêts à dire à nouveau « plus jamais ça » tout en n’assumant pas nos complicités et nos silences comme nous l’avons fait il y a presque 30 ans jour pour jour au Rwanda et il y a 80 ans en Europe? Que dirons-nous quand ces heures sombres s’inscriront dans les livres d’histoire de nos enfants et petits-enfants et qu’ils nous interrogeront: pourquoi avez-vous laissé faire?

 

Que leur répondrons-nous quand ces mêmes enfants ou petits-enfants questionneront les lois immigration en France, dans l’Union européenne, en Belgique? La France assume, malheureusement pas pour la première fois de son histoire, une idée d’extrême-droite avec le choix d’une politique de « préférence nationale ». L’Union européenne accepte d’ouvrir des centres à l’extérieur de ses frontières pour garder les portes bien fermées. Cette même Union qui se montrera désolée pendant ¼ de seconde face aux morts qui inondent les mers et qui trouvent, dans les pays traversés, toute l’horreur de la violence raciste, en Lybie, en Tunisie, en Arabie saoudite… Et quand une ministre belge choisit, délibérément, de ne pas offrir une protection correcte aux hommes seuls, que la justice dénonce le caractère illégal de cet acte et qu’elle décide de s’asseoir dessus, ce sont nos droits humains et l’Etat de droit qui sont piétinés.

 

Nous fermons les yeux, à l’abri, protégés par nos privilèges quand tant de femmes et d’hommes, ici ou ailleurs, souffrent de la faim, du froid, de la chaleur ou de la sécheresse, de la violence.

 

Histoire de clôturer 2023 en finesse, le Président français réitère sa stratégie habituelle de détournement lors d’une allocution télévisuelle. Alors qu’il était mis sur le grill pour cette loi immigration infâme, c’est un autre sujet qui fait la Une. Il exprime, au nom de tous les Français et Françaises, sa fierté pour un homme dont les propos sexualisant et outrageants sur les femmes et les jeunes filles ont agité le landerneau médiatique, dont les actes envers les femmes sont entachés de violence et d’absence de consentement. Une insulte à toutes les femmes victimes de violences sexuelles. Et vu notre nombre, c’est une insulte à la majorité des femmes. Cerise sur le gâteau, une poignée d’anciennes gloires nous offre, pour Noël, un soutien dégoulinant de vacuité et d’abjection. Réclamer la présomption d’innocence quand la justice ne condamne quasi jamais les viols, quand tant de femmes et de filles ne sont pas en sécurité en rue, sur leur lieu de travail, chez elles, toujours soumises aux regards, aux paroles, aux actes lubriques et lugubres d’hommes en mal de domination, c’est un coup de poignard dans le dos.

Alors que l’année se clôt sur des décisions politiques contestables, ne soyons pas dupes des détournements de l’attention. L’urgence climatique, elle, ne connaît pas de trêve. 2023, année record de chaleur, n’est que le prélude à des temps plus difficiles. Si nous ne sommes pas à la hauteur des défis actuels, comment ferons-nous face à des crises plus graves encore?

 

Non, nous ne devons pas fermer les yeux sur 2023. Au contraire, nous devons les ouvrir bien grands. Mais, surtout, nous devons retrouver notre fierté, notre fraternité, notre sororité pour agir ensemble. Les politiques menées ne sont que le reflet de nos abandons, du climat ambiant, de l’émotion d’un instant qui donne envie que l’autre ait moins que nous, peu importe si nous avons peu.

Ouvrons les yeux sur 2023, sur nos erreurs, sur nos choix. La honte que nous ressentons peut être le moteur d’une résistance active, d’une solidarité renforcée, d’une coopération constructive. Transformons ce sentiment pour nous opposer aux politiques répressives, sexistes et destructrices.

Robert Musil distingue deux types d’humains: les hommes du possible et les hommes du réel. Les premiers sont caractérisés par un «sens du possible» que Musil décrit et définit de la manière suivante: « S’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas: ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose; mais il imaginera: ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas.» (L’Homme sans qualités)

 

Que cette nouvelle année soit le réveil de notre pouvoir d’agir collectif, de notre fierté, de notre dignité et de nos combats communs pour un monde plus juste et équitable!

Réfléchissons ensemble à nos futurs possibles, emplissons nos espoirs des utopies nécessaires et bâtissons dès aujourd’hui les chemins vers demain.

Dénonçons encore et toujours les choix faits au détriment du plus grand nombre et soutenons celles et ceux qui partagent nos destins, inlassablement, collectivement, quotidiennement. Ne désertons pas les combats qui abiment, qui sont plus difficiles ou qui s’opposent frontalement au risque de ne laisser de la place qu’à celles et ceux qui détruisent (si tous les dégoutés s’en vont…), mais faisons-le ensemble!

 

Réunissons-nous, la sororité, la fraternité et la coopération seront nos forces.

 

Joanne Clotuche – j.clotuche[@]saw-b.be

©Darya Tryfanava pour Unsplash.

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