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EDITO – Sociétal, ce mot qui donne des boutons!

©Ozan Culha pour Pexels

Vous est-il déjà arrivé de ne plus supporter un mot à force de l’entendre? Un mot mal utilisé ou tout le temps utilisé à la place d’autres mots que vous trouveriez plus adaptés? Sans doute encore plus lorsqu’il est prononcé par des personnes avec qui vous êtes en désaccord et, surtout, dans votre domaine de compétence! Vous pouvez dire à ce moment là: « Non, je ne peux plus, j’en ai marre, je ne veux plus entendre ce mot! ». Et puis, vous creusez en essayant de comprendre pourquoi? Est-ce que vous l’avez bien compris ce terme?

 

Hé bien, c’est ce qui m’arrive avec le mot sociétal. Plus j’entends ce mot, plus il me pose problème. Finalité sociétale, responsabilité sociétale des entreprises, impact sociétal… Mais pour d’autres, ça va être: développement durable, innovation sociale, wokisme…

 

Première étape, revoir la définition de base en la comparant avec la définition du terme « social ». Parce que, dans le fond, ce n’est pas sociétal le problème. C’est surtout que ce mot vient remplacer presque toujours le mot « social ». Un processus de recherche et de lecture se met en place dont voici quelques bribes, libre alors à chacune et chacun de voir où l’emmène sa curiosité de comprendre pourquoi sociétal explose alors que social devient si désuet et connoté.

Pour une fois, le Larousse n’est d’aucune aide tant les définitions sont vagues.

 

Continuons à creuser…

 

Des linguistes[1] expliquent d’où vient ce terme « sociétal ». Ce mot est un néologisme qui n’a pas de précédent sémantique ni d’origine explicative. Si c’était un prolongement de « société », on devrait plutôt employer le mot « sociétaire ». Pascal Durand[2], philologue et professeur à l’Université de Liège, écrit « Le sociétal, c’est le social moins le conflit, le social moins l’inégalité, le social moins le déséquilibre dans un état historique des rapports entre groupes et classes au sein d’une société donnée. […] Rabattement de la politique sur l’éthique — mais bien comprise comme intérêt à se montrer équitable, soucieux du développement durable, en position responsable, etc. —, sociétal est à social ce que « gouvernance » est à gouvernement et « le politique » à la politique : sous l’apparence d’un euphémisme ou d’une savante construction, l’expression doucereuse d’un cynisme d’époque. »

 

Maurice Véral est encore plus acerbe[3]. « Car le social, ça sent la sueur, la gamelle, le marcel, les mains calleuses, le jardin ouvrier, la casquette Ricard, la voiture qui pollue, le camping Les Flots bleus, bref le prolo. Et ce prolo, il a pratiquement disparu du paysage mental contemporain: il sort pour les défilés du Premier Mai – vu leur importance, on comprend que le prolo est une espèce en voie de disparition – de temps en temps, on le voit à la télé crier sa détresse et sa colère de voir son entreprise fermer. […] De plus, le social, c’est aussi la sécurité sociale, et son éternel déficit qui plombe les comptes de la nation, qui sent la médecine de pauvre, le minimum vieillesse et le remboursement des seules montures de lunettes inchangées depuis des lustres et que personne n’ose plus porter aujourd’hui. C’est aussi le centre social, le lieu où les travailleurs «sociaux» rencontrent les pauvres pour les aider avec des valeurs aussi dépassées que la solidarité et la fraternité… […]

[Le sociétal] C’est la réalisation de «mon» potentiel, le développement de «ma» créativité, la recherche permanente de «mon» épanouissement personnel, l’assouvissement, si possible rapide, de mes désirs. C’est la technologie mise à mon service, alliée à ma bonne conscience environnementale. C’est propre, sain, plein de bonnes intentions. Bref le sociétal, c’est le triomphe de l’individualisme. Sous couleur de modernisme, car le social est ringard, alors que le sociétal est moderne. »

 

Chantal Delsol, philosophe, explique en 2014[4] que « le développement de la préoccupation sociétale répondrait à une deuxième phase du programme d’émancipation. Après avoir libéré le travailleur de l’exploitation et de la misère économique, la pensée progressiste issue de la saison révolutionnaire s’emploie à libérer l’individu de la famille traditionnelle, des carcans, des «tabous» multiples concernant les mœurs. […] Aujourd’hui la prise en charge par la gauche des questions sociétales équivaut encore à une volonté de faire le bien du peuple contre son gré: les bobos sont l’avant-garde et le fer de lance de la révolution des mœurs. » Dans une démonstration qui vaut la peine d’être lue, elle va plus loin en considérant que ce passage du social au sociétal reflète une prééminence des questions privées au détriment des questions publiques. « Il est significatif que les plus grandes passions se déchainent aujourd’hui autour des questions dites «sociétales» qui concernent le domaine du privé, même si naturellement elles ne sont pas dénuées d’importance et ont un impact déterminant sur la forme future de la société.« 

 

Mais il ne serait pas juste de ne lire que ce qui renforce un point de vue.

 

Dans un article de juin 2023, le journaliste Fabien Escalona[5] évoque cette question du social et du sociétal (ce dernier vocable désignant grosso modo les luttes féministes, LGBTQI+ et antiracistes) et critique la volonté d’opposer les deux tant les combats sont imbriqués. « Les milieux populaires sont hétérogènes, et des fractions entières en leur sein sont directement concernées par les «haines ordinaires» qui prennent pour cibles le genre, l’origine ou la religion supposés d’une personne. Au demeurant, bon nombre de combats dits «sociétaux» ont en réalité une dimension très matérielle de justice sociale. Il peut s’agir d’un accès équitable au marché de l’emploi ou à un logement lorsque l’on est «racisé·e», ou encore d’un accès aux avantages matrimoniaux du mariage pour les couples homosexuels.

En sens inverse, on peut remarquer que derrière les combats sociaux se logent fréquemment des revendications de dignité, des besoins de reconnaissance symbolique et des réclamations de droits politiques. Le mouvement des «gilets jaunes» en a été une illustration. »

 

Quelques conclusions après ces recherches…

 

Il est important d’être vigilant lorsqu’on utilise le mot sociétal pour être sûr de savoir ce qu’on dit. Ce n’est pas un synonyme de social, ce n’est pas plus englobant que social. Ce n’est pas parce qu’on dit sociétal que, tout d’un coup, on a tout abordé avec le risque à court ou moyen terme, de manière voulue ou non, de complètement oublier les batailles essentielles en termes de besoins sociaux, de lutte de redistribution, de lutte contre les inégalités. L’utilisation du concept sociétal doit se faire en combinaison et pas en remplacement du concept social. Que voudrait dire une économie sociétale, d’ailleurs?

L’économie sociale doit peut être se dire qu’elle vise une finalité sociale et sociétale. L’économie sociale a une histoire et un futur dans la bataille pour les droits sociaux. Et probablement que l’économie sociale doit faire plus et doit faire mieux en matière de lutte de reconnaissance pour les minorités, pour les femmes, pour les personnes en situation de handicap, pour les LGBTQI+, pour toute une série de populations qui, aujourd’hui, ne trouvent pas suffisamment leur place au sein de l’économie sociale, qui sont peu visibles et pour lesquelles on ne fait pas assez.

 

Joanne Clotuche – j.clotuche[@]saw-b.be

 

A vous de jouer !

Conscients de ces manques, plusieurs acteurs de l’économie sociale ont décidé de lancer deux enquêtes:

  • La première enquête s’adresse aux travailleuses de l’Economie sociale, encore plus celles qui sont en première ligne, au plus près des bénéficiaires, client·es, usagers pour interroger la place des femmes au sein de l’économie sociale et de comment l’ES prend en compte leur réalité de femmes.
  • La seconde enquête s’adresse aux personnes issues de la diversité socio-culturelle (ne travaillant pas dans l’Economie Sociale) pour comprendre pourquoi peu de personnes issues de la diversité travaillent ou entreprennent en économie sociale.

 

N’hésitez pas à diffuser ces questionnaires, à en parler autour de vous pour vraiment essayer d’établir un diagnostic qui nous permettra ensuite de mener des actions pour faire mieux en matière de droits fondamentaux, d’égalité et d’inclusivité au sein de l’économie sociale.

 

[1] Héran, François, «Pour en finir avec “sociétal”», Revue française de sociologie, 32, 4, 1991, p. 615-621. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1991_num_32_4_4079; https://doi.org/10.2307/3322077

[2] Durand, Pascal, «Sociétal», dans Pascal Durand (édit.), les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, 461 p., p. 406-409.

[3] Véral, Maurice, «Vous avez dit “sociétal”?», Humanisme, 304, 2014, p. 10-12. https://doi.org/10.3917/huma.304.0010

[4] Chantal Delsol, «Social» et «Sociétal»: un trompe l’œil ou une évolution? Académie des sciences morales et politiques, Institut de France, séance du 13 octobre 2014. https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2014/10/13/social-et-societal-un-trompe-loeil-ou-une-evolution/

[5] Fabien Escalona, Opposer «social» et «sociétal»: le piège dans lequel François Ruffin saute à pieds joints, Mediapart, 6 juin 2023, https://www.mediapart.fr/journal/politique/060623/opposer-social-et-societal-le-piege-dans-lequel-francois-ruffin-saute-pieds-joints

©Ozan Culha pour Pexels – Eh non, ce n’est pas une photo de Joanne 😉

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