Faut-il métamorphoser les écoles de gestion de l’intérieur, de l’extérieur ou…?
En septembre 2022, Laurent Lievens annonçait dans une longue lettre son choix de quitter la Louvain School of Management (LSM), l’école de gestion rattachée à l’UCL.
« Je déplore aujourd’hui que ce projet d’émancipation [des Lumières] ne soit plus au cœur de l’institution de la LSM, et que cette dernière passe radicalement à côté de l’urgence d’un changement de paradigme, dont l’ensemble de la société et du vivant ont pourtant besoin. Désormais, je fais le constat inquiétant que la raison instrumentale – le comment ? technique de la science sans conscience – a pris une tournure de plus en plus totalitaire au sein de l’enseignement des sciences de gestion : les méthodes quantitatives, la finance de marché, le droit d’entreprise, la comptabilité, la gestion des « ressources » humaines, la logistique, l’informatique, la fiscalité, la micro et la macro-économie, le marketing tels qu’enseignés aujourd’hui sont des instruments qui servent des fins désormais illégitimes. »
Quelques jours plus tard, plusieurs professeur-es et membres d’autres écoles de gestion belges et françaises, répondaient à cette lettre de Laurent Lievens dans une carte blanche. Ils y expliquent pourquoi ils font le choix de ne pas démissionner. S’ils partagent nombre de constats de l’auteur, ils sont en désaccord sur deux aspects :
- ils estiment que même si une grande métamorphose n’est pas encore là, il existe des évolutions positives notamment avec l’inclusion de réflexions sur l’économie du donut, les communs, la transition écologique et sociale…
- changer les choses de l’intérieur est plus pertinent selon eux. D’une part, pour éviter de laisser ces lieux aux seuls tenants de la maximisation du profit et, d’autre part, pour être force d’inspiration et de proposition à l’intérieur même de ces écoles.
Ces divers points de vue font écho à d’autres prises de position estudiantine qui ont fait le buzz ces derniers mois. On pense notamment à l’appel à déserter d’étudiants d’AgroBioTech à Paris.
On se retrouve, dans le milieu académique, dans un débat très répandu en politique, principalement à gauche : réformer ou révolutionner. Vaut-il mieux changer les choses de l’extérieur ou tenter de le faire de l’intérieur ? Les débats vifs entre le Parti socialiste et le PTB montrent que les réflexions très intéressantes de part et d’autre ne donnent que peu de réponses. Les révolutions ont apporté leurs lots d’inégalités et le réformisme n’a que rarement pesé bien lourd, avec le risque évident pour l’un comme pour l’autre de se perdre en chemin.
Mais, alors, comment changer la vision de la gestion ?
Nous partageons les constats des uns et des autres. Nous nous interrogeons nous-mêmes quand nous voyons que la recherche en économie sociale est entre les mains quasi exclusives d’économistes, même si ceux-ci sont parfois et même souvent très éloignés des visions néolibérales de l’économie. En prolongement, quand on échange sur l’évaluation d’impact social[1], la plupart des interlocuteurs sont des professionnels ou des enseignants en gestion et en économie. Leurs visions sont intéressantes et pertinentes, mais cela manque clairement de diversité, d’analyses variées, de prise en compte d’autres réalités. Où sont les sociologues, les anthropologues, les psychologues (sociaux notamment), les historiens, les politologues, les linguistes, les communicants, les philosophes…
C’est avant tout et surtout de cela dont nous manquons pour penser et agir autrement, pour transformer le modèle économique dominant. On a un besoin criant que ces spécialités, ces facultés s’investissent pleinement dans les réflexions et les analyses pour donner d’autres dimensions à l’économie, à la gestion, à l’économie sociale. Finalement, faire de l’économie et de la gestion des facultés à part est dommageable parce que ces disciplines traitent ces matières comme désinvesties des autres dimensions.
Que serait la réflexion économique sans Max Weber, économiste et sociologue, son regard sur le capitalisme imprègne-t-il encore aujourd’hui ces deux domaines ?
Que serait l’économie sociale sans Karl Polyani et l’intégration des dimensions historiques et anthropologiques dans ses analyses ?
Que serait la critique du capitalisme sans l’économiste mais aussi philosophe, sociologue, historien, Karl Marx ?
Que serait l’actualisation des réflexions sur le capitalisme sans les apports du sociologue Luc Boltanski ?
Que serait des critiques du monde du travail et de ses bullshit job ou de la dette sans l’anthropologue David Graeber ?
Cette liste est presque infinie[2].
Entre les deux options proposées en amont, il y a d’autres possibilités. Elles ne pourront exister qu’en valorisant le travail d’autres spécialités que l’économie ou la gestion, en se réappropriant l’économie et la gestion, y compris et surtout par des étudiants en recherche d’une instruction académique en pleine conscience des défis prochains et qui ne se résume pas à quelques chapitres dans un cours ou même à un seul cours, mais à une meilleure intégration, dans toutes les facultés, de la diversité de la pensée[3].
Joanne Clotuche – j.clotuche[@]saw-b.be
[1] Pour en savoir plus sur l’impact social : https://saw-b.be/evaluer-son-impact-social/
[2] La philosophe Isabelle Stengers, la politologue Isabelle Ferreras, le juriste Emmanuel Dockès, le philosophe Alexis Cuckier, le psychanalyste Roland Gori, l’anthropologue Anna Tsing, l’historien Jérôme Baschet, le philosophe Pascal Chabot, la biologiste Donna Haraway ou encore les auteurs d’œuvres littéraires Marielle Macé, Sandra Lucbert ou Antoine Wauters.
[3] Parfois, cette évolution est portée par des docteurs en économie ou en gestion qui ont intégré ces approches à leurs recherches et enseignements. Nous pensons par exemple à Philippe Eynaud ou Eve Chiapello.
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