Aller au contenu

Combiner viabilité et mission sociale, un jeu d’équilibriste qui met sous tension.

Jean-François Herz

En économie sociale, on trouve autant de business modèles que d’entreprises très diverses. Toutefois pour une majorité d’entre elles, les fonds publics sont indispensables. Pour démarrer, pour grandir ou pour fonctionner, les entreprises jouent avec une multitude de financements et les contraintes diverses et variées qui vont avec. Un vrai jeu d’équilibriste dans le but de pouvoir mener à bien leurs missions, assurer le bien-être de leurs travailleurs, tout en étant viables économiquement. Comment joint-on les deux bouts? Et en tant que chef.fe d’entreprise, comment fait-on pour traverser les tensions et incertitudes dans cette recherche d’équilibre? Une fois n’est pas coutume, nous avons interrogé notre co-pilote, Jean François Herz, pour partager la réalité et le point de vue de SAW-B.

 

Notre monde est de plus en plus incertain, en tension et, pourtant, nous continuons à vivre comme si de rien n’était. Au quotidien, les entreprises d’économie sociale sentent aussi les impacts de ce contexte compliqué: difficulté de recruter des stagiaires dans les entreprises d’insertion professionnelle, augmentation des coûts de l’énergie, baisse de participation dans les lieux de réflexions sur nos modèles économiques et les alternatives…

 

Viabilité économique versus missions sociales, faut-il tout arrêter?

Nous pourrions aller jusqu’à nous poser la question: faut-il continuer? Cela a-t-il encore du sens de poursuivre nos activités économiques en ayant de plus en plus de difficulté à remplir nos missions? Parce que dans les faits, ces deux pôles que sont la viabilité économique d’une entreprise d’économie sociale et la réponse qu’elle souhaite apporter à des besoins sociaux sont étroitement liés.

Et qui dit lien étroit, dit tension potentielle. Comment vivre cette tension entre viabilité économique et missions aujourd’hui?

 

SAW-B, du conceptuel au concret.

SAW-B est à la fois fédération, agence-conseil pour les entreprises et porteurs de projets en économie sociale et solidaire, organisme d’éducation permanente qui produit des analyses, fait de la sensibilisation et de la formation, membre des réseaux facilitateurs marchés publics clauses responsables et enfin développeuse de projets. SAW-B existe depuis 40 ans et se compose aujourd’hui d’une équipe de 25 personnes.

Jean-François nous précise «Une de nos particularités chez SAW-B est que nous travaillons du plus conceptuel au plus concret. Nous réfléchissons, nous analysons mais nous mettons aussi les mains dans le cambouis en initiant des projets concrets tels que Coopcity (premier centre d’entrepreneuriat social à Bruxelles), Cabas (coopérative qui soutient les producteurtrices et artisanes locaux en développant une alternative à la grande distribution) ou la Ceinture alimentaire de Charleroi.»

Une autre spécificité de SAW-B est son mode d’organisation. «Nous sommes organisés de manière assez horizontale… cela laisse pas mal d’autonomie, c’est organique peut-être parfois trop. Toutes nos activités sont interconnectées et liées or, dans notre quotidien, nous sommes naturellement entrainés vers un fonctionnement en silos. Nous avons voulu mettre en place une organisation horizontale pour avoir une approche interdisciplinaire. Et contrairement à ce que l’on pense, une organisation ce de type demande beaucoup plus de procédures qu’une coordination verticale où les flèches vont toujours dans le même sens, du haut vers le bas.»

 

Le choix d’un financement opportuniste ou pas.

Qui dit viabilité économique, dit sources de financement. SAW-B, comme de nombreuses entreprises d’économie sociale, n’y échappe pas et a besoin des financements publics pour mener ses missions à bien.

«Nous sommes subsidiés à 80% avec quatre types de financements: structurels comme l’éducation permanente ou les APE, européens avec un horizon de 4 ou 5 ans qui permet de mener des projets à moyen-long terme et qui nous laisse le temps de mettre en place des projets sereinement. Et puis des projets ponctuels, avec des financements sur 1 à 2 ans pour des activités spécifiques. Enfin, nous avons nos fonds propres avec les services que nous facturons, nos cotisations et les dons.

La manière dont on réfléchit à SAW-B, et c’est une tension permanente, est que nous devons toujours nous demander en quoi le financement de tel projet participe à la transformation économique et sociale que nous visons. Beaucoup d’associations tordent leur stratégie, leurs valeurs, leur vision parce qu’il y a une opportunité de financement ou parce qu’il n’y a pas le choix. Nous ne rentrons pas de projets liés uniquement à des opportunités de financement. Un exemple concret: nous avons refusé un don d’un organisme financier. Un budget dont nous avions certainement besoin, mais cela foulait au pied tout ce sur quoi nous travaillons et ce que nous défendons.»

Cette logique fait partie intégrante de l’ADN de SAW-B, y compris dans ses accompagnements d’entreprises ou de porteurs de projet.

«La question du financement est omniprésente dans les projets que nous accompagnons. Faire le choix du financement à tout prix fait que le projet ne correspond plus aux valeurs et aux missions des porteurs de projet. Notre discours est alors de dire qu’il vaut mieux s’arrêter, plutôt que d’avoir une perte de sens qui est la voie vers le Burn out.»

 

Se diversifier pour aplanir cette tension entre viabilité et missions.

« Quand je m’imagine à la tête d’une organisation de 25 travailleur·euse·s avec pour missions d’assurer la continuité des financements qui sont multiples, de faire le lien avec le politique et les administrations pour assoir le rôle de SAW-B et développer l’économie sociale et solidaire, tout ça en continuant de motiver les équipes, j’ai mes petites épaules qui s’alourdissent d’un coup. La mise en place d’une co-direction peut clairement aider», nous partage Jean-François.

«A mon niveau, le fait d’avoir une co-direction amène une forte baisse des tensions. Répartir les responsabilités sur quatre épaules plutôt que deux, cela fait clairement une différence. Nous pouvons échanger, discuter de nos difficultés, prévoir des moments pour prendre de la hauteur. Seul, je n’aurais pas accepté de devenir co-pilote de SAW-B. 

Et puis nous avons grandi, se diversifier aide à mieux vivre ces tensions. Nous avions plein d’idées en tête pour nourrir nos réflexions avec des projets concrets et une grosse envie de les mettre en œuvre! En grandissant, nous donnons plus de poids à l’économie sociale et solidaire, nous pouvons faire bouger les lignes, nous mettons les alternatives en mouvement.»

 

Développer une vision à long terme.

Pour Jean-François, les tensions se situent également à un autre niveau.

«Budgets alloués à des priorités autres que l’emploi, le social ou la recherche, cadre de financement de plus en plus contraignants avec un manque de prise en compte de la réalité des bénéficiaires, frais de structure peu voire pas financés, exigence de retour sur investissement à court terme…  Nous avons besoin de politiques qui permettent de nous projeter à moyen et long terme, de mener de véritables projets d’innovation sociale, avec les risques que cela comprend, et de nous inscrire dans de vraies logiques de partenariat avec les pouvoirs publics.»

 

Répondre au besoin d’un autre monde.

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus continuer à dissocier les dimensions environnementales, économiques et sociales. Chaque dimension est interdépendante des autres. Et pourtant, dans la pratique ce fonctionnement en silo perdure et reste coriace.

«Notre société va dans la mauvaise direction aujourd’hui, nous sentons que nous fonçons dans le mur et nous manquons cruellement d’imaginaire. La mission de SAW-B est de proposer des alternatives au système actuel, nous répondons au besoin d’un autre monde. Pour y arriver, il faut qu’on nous prenne au sérieux. Que l’économie sociale et solidaire soit considérée comme un véritable acteur économique et soit invitée à la co-construction des politiques publiques.

Nous devons être plus présents auprès des acteurs politiques et économiques, expliquer ce que nous faisons aux décideurs, mieux communiquer, nous rendre visible et continuer à faire du concret.»

 

Sortons la tête du guidon pour préparer après-demain.

A la lecture de cette interview, on pourrait se dire que nous sommes foutus. Monde complexe, incertitude financière, vision à court terme. Ou au contraire, avoir encore plus envie de secouer le cocotier, de se rebeller, de nous indigner!

Pour faire bouger les lignes, il faut sortir de sa routine. C’est le conseil que Jean-François a envie de partager aux directions. «Il est essentiel de prendre du recul pour les directions. S’autoriser à sortir la tête du guidon pour préparer demain et après-demain. Nous devons sortir du schéma « action-réaction » et réfléchir à quoi mon entreprise ressemblera dans 5 ans. Pouvoir aussi se rencontrer entre responsables autour de ces problématiques. C’est ça qui permet l’innovation au vrai sens du terme!».

Et pour Jean-François, rien de mieux qu’une randonnée en montage de plusieurs jours avec son sac à dos pour prendre un peu de hauteur.

 

 

Si vous pensez que cette tension doit être vécue différemment car la gestion des entreprises sociales doit être repensée et ne pas se calquer sur les entreprises traditionnelles, venez en débattre et contribuez à la rédaction d’un memorandum, le jeudi 30 novembre de 9h à 14h à Bruxelles. Toutes les infos ici.

Partagez :